Ce blog est le 2e de la série « Élections : leçons de jeunes leaders », produite par des étudiants de Sciences Po à Paris pour le YALI Network, le réseau des jeunes leaders africains. Les opinions qui y sont exprimées appartiennent à l’auteure et ne reflètent pas forcément celles du gouvernement des États-Unis ou du YALI Network.

Isabella Tudisco-Sadacca, originaire de l’Arizona, fait un master en Droits de l’Homme à Sciences Po, à Paris. Danseuse, intéressée par l’utilisation de l’art pour façonner la société, elle a participé à des spectacles de slam à travers tous les États-Unis et dansé dans des lieux multiples, du Vermont au Sénégal, en passant par Trinidad.

« Abdoulaye, faut pas forcer ! » Tapageur mais non violent, Y’en a Marre a redéfini l’activisme politique au Sénégal à la force du vers et de ce qu’on appelle « la poésie de guérilla urbaine ». En 2011, les rappeurs Fou Malade, Thiat, Kilifeu ainsi que les journalistes Fadel Barro, Aliou Sane et Denise Sowle ont créé le mouvement Y’en a marre. Déçus par la politique et la justice sociale de leur pays, ils ont lancé l’idée du « Nouveau type de Sénégalais » afin d’encourager les jeunes et la société à s’engager davantage politiquement et socialement. Ils voulaient faire naître un mouvement citoyen, et donner aux gens les moyens de s’exprimer et de défendre leur vision du Sénégal.

Intéressés principalement par l’activisme social, ils ont aussi fait la promotion de l’engagement civique pour l’élection de 2012. Mais comment ce groupe de rappeurs et de journalistes a-t-il pu avoir un tel effet sur le scrutin ? Leur approche était diversifiée. Au départ, ils organisaient des manifestations, mais ils ont souvent été repoussés par la police. Alors, ils ont cherché d’autres méthodes. Ils ont lancé une campagne avec le slogan « Ma carte (électorale), mon arme » qui visait à motiver plus de jeunes à s’inscrire sur les listes électorales. Les militants se rendaient dans différents quartiers pour parler de l’élection et, armés d’une chaîne hi-fi, ils jouaient leur single « Faux ! Pas Forcé ». Cette chanson, une critique du gouvernement Wade, est devenue l’hymne de nombreuses manifestations tout au long de la période électorale. Ils se sont servis de leur statut de rappeurs connus pour partager de la musique engagée et encourager leurs concitoyens à s’impliquer davantage.

Pour faire passer leur message, les militants ont dû être créatifs. Non seulement ils organisaient fréquemment des concerts non officiels, mais ils travaillaient aussi avec des rappeurs locaux et montaient dans les bus publics, entre quelques arrêts, le temps de distribuer des flyers et de rapper au sujet de la situation politique et de l’importance de voter. Ils ont créé une « Foire aux Problèmes » pendant laquelle plus de 300 participants ont tenu des stands pour ouvrir le dialogue et le débat sur les problèmes quotidiens au Sénégal, du transport à l’éducation, en passant par le prix de la nourriture. Environ 7 000 personnes sont venues assister à cette foire, pour écouter et partager. En dehors de Y’en a marre, mais avec des méthodes similaires, les rappeurs Xuman et Keyti ont lancé le « Journal Rappé » – émission hebdomadaire populaire de nouvelles chantées en rap, en français et en wolof, prouvant à nouveau que la musique peut être efficace pour toucher le grand public et l’actualité à chaud. Le Journal Rappé s’est à présent étendu au Niger et à la Côte d’Ivoire, où des rappeurs de ces pays produisent leurs propres émissions.

Depuis l’élection pacifique de Macky Sall en 2012, Y’en a Marre veille à ce que le président rende vraiment service à son pays, et le mouvement continue de réagir à propos des nouvelles décisions politiques. Le 16 février 2016, malgré sa promesse d’effectuer un mandat de seulement 5 ans, Sall a annoncé qu’il restera au pouvoir pour la totalité des 7 ans et que le mandat présidentiel sera limité à 5 ans uniquement à partir de 2019. Une réforme soumise au peuple sénégalais lors du référendum constitutionnel du 20 mars. Y’en a marre a publié sur sa page Facebook un nouveau single le 24 février et appelé à l’action diverses associations, mouvements citoyens et particuliers en créant le slogan « Front du Non ». Le mouvement a encouragé les gens à voter « non » afin d’obliger Sall à tenir sa promesse. La participation au référendum du 20 mars a été faible, et le « oui » l’a remporté : Sall restera au pouvoir deux ans de plus.

Par la guérilla de la poésie urbaine qui promeut la justice sociale au travers d’anciennes traditions orales, revisitées dans un style musical moderne, Y’en a marre prouve que les mots peuvent être notre arme la plus puissante. Les actions lancées par les membres en amont de l’élection de 2012 ont montré à la société que tout le monde peut et doit s’impliquer. Leurs méthodes, toutes simples, consistaient principalement à aller d’une personne à l’autre, et d’un quartier à l’autre, en partageant de la musique et en prenant l’initiative des échanges. Si leur statut de rappeur les a aidés à s’imposer, il faut comprendre que leur objectif était plus vaste : ils voulaient non seulement lancer un mouvement qui mobiliserait toute la société, mais aussi montrer que tout le monde a les moyens de s’engager politiquement et d’obliger les politiciens à répondre aux préoccupations des citoyens. Ils ont porté l’esprit de résistance et de reddition de compte au sein du milieu politique sénégalais. Et aux jeunes, ils ont donné l’information et le soutien nécessaires pour devenir le « Nouveau Type de Sénégalais » ainsi que la volonté de défendre leur vision du Sénégal par la parole.

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