
Notre première scène se déroule à Rome, tôt le matin, vers la fin de l’été, dans la salle à manger d’un modeste hôtel touristique, à deux pas du Panthéon.
Les serveurs philippins, en veste blanche, s’affairent auprès des clients, des familles pour l’essentiel originaires du Royaume-Uni, de France, de Grèce et d’Espagne. Attablés devant des pichets de jus de fruits, ces touristes grignotent croissants et viennoiseries. Ils préservent leur sphère d’intimité par une indifférence polie. La pièce bruisse d’efficacité et de compétence dans le murmure feutré convenant à l’heure matinale.
Soudain, les portes de l’ascenseur s’ouvrent. L’homme qui en sort est corpulent, pas nécessairement gros, mais musclé et de forte stature. Il a manifestement essayé de s’arranger, mais sans grand succès. Ses cheveux en bataille repartent dans tous les sens à chaque fois qu’il essaie de les aplatir de sa main robuste.
Les pans de sa chemise sortent résolument de son pantalon, trop court de cinq centimètres. Ses chaussettes, blanches, tire-bouchonnent sur ses chevilles.
Il aborde l’un des serveurs et lui serre vigoureusement la main.
« J’ai entendu dire qu’il y avait ici un buffet avec petit déjeuner gratuit offert par la maison », s’exclame-t-il avec quelque redondance. Et bien sûr, il s’exprime en anglais, incapable d’imaginer qu’il pourrait, à Rome, parler une langue étrangère.
« Je suis de Minneapolis, poursuit-il. Ma femme et moi, on vient juste d’arriver. Un long vol. Je lui ai dit que je lui prendrai un muffin aux myrtilles. … Ça fait vingt-quatre heures qu’on n’a pas dormi. On est de Minneapolis ».
Le serveur lui montre le buffet.
« Ils sont où, les muffins aux myrtilles ? » grommèle-t-il en tendant le cou pour examiner les petits pains et les coupes de fruits. « Elle a vraiment faim. On vient de débarquer. De Minneapolis. »

Et le voilà qui continue à marmonner, s’étonnant, sans toutefois s’indigner, de ne pas voir de muffins aux myrtilles – « Comment peut-on prendre un petit déjeuner sans muffins aux myrtilles ? » se demande-t-il à haute voix. Il exprime ensuite sa surprise devant l’absence de bagels et de fromage à tartiner. Il signale qu’il a passé toute la nuit dans l’avion, depuis Minneapolis, d’où il vient ; sa femme aussi.
Tous les regards sont désormais fixés sur lui.
Tout en essayant de dissimuler son mécontentement, il entasse son butin sur deux assiettes en plastique qu’il tient avec précaution entre les bras. Ultime précision, il annonce, haut et fort, qu’il remonte de quoi manger pour sa femme, qui a passé toute la nuit dans l’avion, sans fermer l’œil. Depuis Minneapolis.
« Bonne journée », lance-t-il à la cantonade au moment où les portes de l’ascenseur se ferment, juste à temps pour lui éviter d’entendre les ricanements des autres clients. Une gamine lève les yeux de son toast beurré.
« Un Américain, t’oh ! », fait-elle en imitant Homer Simpson au milieu d’une cascade de rires.
Depuis que j’ai été témoin de cette scène, l’été dernier, il ne se passe pas une semaine sans que je ne pense à ce tableau de la mondialisation, parfois amusé, parfois horrifié.
Toute personne originaire des États-Unis doit s’accommoder de la formule « the ugly American », le vilain Américain, tirée d’unbest seller et d’un film à succès du début des années 60. Mais quand je repense à notre amateur de muffins de Minneapolis, je me demande si le vilain Américain n’a pas été remplacé par une nouvelle caricature : il n’est plus sinistre mais piteux, plus grossier mais bruyant, sans aucun raffinement, une espèce de niais, un bouffon.
Nous avons remplacé un stéréotype par un autre – ou par plusieurs, tout aussi forts, tout aussi erronés.
« Je sais que les stéréotypes sur les États-Unis existent, déclarait le président Obama lors d’une rencontre avec des étudiants d’Istanbul en 2009. Et je sais que beaucoup découlent non d’échanges directs ou d’un dialogue, mais d’émissions télévisées, de films ou de la désinformation. »
Le présent essai et ses deux profils de vrais Américains se veulent une tentative pour dissiper certaines de ces fausses impressions. Comme l’a dit le Président Obama, le monde est souvent amené, à tort, à voir les États-Unis au travers d’icônes issues de leur culture populaire – entre autres Homer Simpson. Or le meilleur moyen de venir à bout des icônes et des clichés, c’est de les placer au contact de ce désinfectant universel qu’est la vie réelle.
On ne peut que constater que le portrait d’Homer Simpson, tout comme les stéréotypes les plus efficaces, contient un fond de vérité. Nous devons reconnaître que notre moulin à paroles de Minneapolis à Rome présente une ressemblance frappante avec le mari de Marge Simpson. Même s’il est dans la lignée de ses compatriotes, les convives du petit déjeuner sont passés à côté de bien des choses à son sujet s’ils se sont contentés de ce stéréotype.
Ce qu’ils ne voient pas – pour ne citer que quelques exemples – ce sont les heures qu’il consacre vraisemblablement au Lions Club là-bas chez lui (les Américains ont effectué plus de 7,7 milliards d’heures de bénévolat* en 2014). Il y a aussi les cours d’instruction religieuse qu’il donne chaque semaine dans sa paroisse (plus de la moitié des Américains fréquentent régulièrement un lieu de culte). Et que dire des sommes qu’il verse pour que la soupe populaire locale reste ouverte (les Américains ont donné plus de 335 milliards de dollars à des organisations caritatives en 2014).
On peut aussi méditer sur la réalité d’Alerte à Malibu. C’est sans doute l’une des émissions les plus populaires de tous les temps, et ce notamment grâce aux incalculables imbroglios amoureux que vivent les mésomorphes gambadant en minuscules maillots de bain.
Il y a une lueur de vérité dans la caricature ; quiconque s’est rendu sur une plage américaine peut témoigner de la vigueur et de l’ardeur enviables de ses maîtres-nageurs. Mais au-delà de la lueur (et du glamour) se trouve une réalité beaucoup plus admirable : le métier lui-même valorise bien plus la prévention que les équipées dramatiques.
Le métier de maître-nageur exige un entraînement dur et long qui comprend un éventail de disciplines surprenant, allant de l’aviron à l’escalade. Mais l’objectif reste toujours le même : préserver la vie humaine. Les galipettes sont facultatives.
Pour beaucoup d’Américains, l’argent ne fait pas tout.
Devant son parterre d’étudiant à Istanbul, le président Obama a regretté que la culture populaire dépeigne trop souvent les Américains comme « des lourdauds égoïstes ». Ajoutez à cela une bonne dose de polissonneries, et vous obtenez un portrait fidèle des professions libérales dans les séries américaines, des avocats de Boston Justice aux médecins de Grey ‘s Anatomy.
Mais leurs aventures ne ressemblent en rien à la vie de Richard Beilin qui a renoncé à une carrière lucrative en entreprise pour devenir avocat à Morristown, petite ville du New Jersey. Ni à celle du docteur M. Natalie Achong*, originaire de Queens et de Brooklyn, qui exerce dans les hôpitaux spécialisés en soins pour les plus démunis, tout en élevant ses deux enfants.
« Je trouve que la vocation est plus noble si l’on s’attache à consacrer le meilleur de la médecine à ceux qui n’ont peut-être pas les moyens de consulter les ‘bons docteurs’, confie-t-elle. Il ne s’agit pas simplement de gagner de l’argent. »

La plupart des Américains seraient d’accord – médecins ou avocats, violonistes ou maîtres-nageurs, américains de naissance ou ressortissants d’un millésime plus récent.
Les parents de Katheryn Conde sont arrivés du Salvador peu avant sa naissance. Elle s’est engagée dans le service communautaire, elle dont la vie est déjà bien remplie avec ses deux jobs et ses activités scolaires. Elle avoue sa stupéfaction devant la série américaine Gossip Girl et ses jeunes héroïnes qui déambulent dans un Manhattan de fiction, qu’il s’agisse de la vampirique Blair Waldorf ou de la prédatrice Serena van der Woodsen.
« Dans ces émissions, on dirait que toutes les filles ne pensent qu’aux mondanités », constate Katheryn, qui a bien d’autres préoccupations. Car l’attendent les soins à prodiguer dans une colonie de vacances, le soutien scolaire à ses camarades et l’organisation de collectes de jouets pour enfants défavorisés. Blair et Serena, vous devriez passer un coup de fil à vos psys.
Un peu partout en Amérique, vous croiserez une surprise comme Katheryn – une surprise en tout cas pour ceux qui s’attendaient à y retrouver des Serena et des Blair, et qui ne jugent les États-Unis et leur culture qu’au travers les stars populaires qu’elle a produites, parfois pour le meilleur, le plus souvent pour le pire. À travers ces figures emblématiques, le monde perçoit l’Américain sous un jour bien différent : vain et obsédé par le sexe, avare et égocentrique, enclin à la violence, un peu dingue.
Il est temps de démythifier ce pays imaginaire.
Les portraits décrits dans cet essai sont ceux d’Américains réels, de chair et de sang. Ce ne sont pas des caricatures exagérées reposant sur des conjectures, des appréciations erronées et des anecdotes déformées. Ce qu’ils nous révèlent est moins sensationnel, plus prosaïque et, finalement, plus émouvant et plus humain.
L’Amérique est une nation d’êtres réels, à la fois grands cœurs, durs à la tâche, méticuleux, créatifs, mus par la sympathie et dans l’ensemble plutôt admirables – même si, de temps à autre, ils réclament, un peu trop fort et au mauvais endroit, des muffins à la myrtille.
Cet essai – et les portraits de vrais Américains qui y sont brossés – sont issus de L’Amérique : fiction et réalité publié par le Bureau des programmes d’information internationale du département d’État des États-Unis.
Son auteur, Andrew Ferguson, est rédacteur en chef au magazine Weekly Standard et chroniqueur chez Bloomberg News. Ses livres comprennent Land of Lincoln : Adventures in Abe’s America.
*en anglais